Michel L. KEHL

GENERATIONS

EXPLOSIVES ® 2

ROMAN

EXTRAITS

GENERATIONS EXPLOSIVES 2 ®

© llKehl Ecritures 2017

® Générations Explosives

www.generations-explosives.com

© Photos Michel L. Kehl

Le Code de la propriété intellectuelle interdisant les copies et reproductions destinées à une utilisation collective, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L.122-4) et constitue une contrefaçon (art. L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle).

ISBN : 978-2-9559943-0-6

Table des matières page 245

Du même auteur : GENERATIONS EXPLOSIVES ®

© llKehl Ecritures 2011

® Générations Explosives

www.generations-explosives.com

© Photos Michel L. Kehl

ISBN : 978-2-9539314-0-2

CHAPITRE 1

2010 : la première génération 68 prépare sa retraite

   Nous sommes le 14 juillet. Eddy reçoit chez lui en ce jour de victoire nationale. Eddy habite en pleine compagne, de l’autre côté de la Forêt – de Fontainebleau - . Il a hérité, de son grand-père, d’une maison de charbonniers, ces bûcherons qui transforment le bois en charbon. A force de travail architectural et artisanal et à force d’argent il a bâti un petit palais que peu de notables connaissent dans la région. Tant il est vrai qu’Eddy reçoit habituellement chez lui à deux pas de l’usine qu’il dirige depuis le décès de ses parents. Mais aujourd’hui est un jour exceptionnel : il a trouvé un repreneur pour son entreprise alimentaire et il veut partager cet événement avec ses amis. Les Durand, les Morand, le Député, le Notaire, son Président à la C.C.I. dont il est administrateur, Jacques et Maire Paule, Paulo l’ami de toujours : ils seront 13 à table. Un chiffre, le 13, qu’Eddy affectionne parce qu’il est chargé d’affectif.

Alors qu’il s’affaire sous la véranda, Eddy voit son premier invité arriver. Il s’agit d’Antoine Durand le quincailler, un marrant qui fait fructifier l’affaire familiale de son épouse.

-Salut Antoine t’es tout seul ?

-Salut Eddy. Non, la patronne est derrière : elle contrôle tes mimosas.

-Ah merde. Elle a repéré le mélange ?

Antoine lève les sourcils.

-Le mélange de quoi ?

-T’as pas vu que j’ai planqué la marocaine parmi les mimosas ?

Antoine éclate de rire.

-Non je n’ai pas vu !

-C’est Annie – sa femme – qui en a eu l’idée. Tu sais ici on est en pleine campagne mais il suffit d’un méchant pour qu’on se fasse piquer. C’est bien la première fois que quelqu’un repère le stratagème.

-Bah, on lui dira que c’est un accélérateur naturel.

Eddy éclate de rire à son tour. Annie surgit de derrière le garage avec les Morand.

7

-Tiens Eddy, j’ai trouvé deux touristes dans le jardin.

Alain et Françoise Morand s’empressent de toper la bise à Eddy et Antoine. Alain et Françoise sont tous deux commerçants. Alain complimente Eddy pour ses mimosas.

-Bravo Eddy pour tes mimosas ! Ils sont superbes et pourtant ils ont un feuillage bizarre.

-C’est une nouvelle variété.

Tous les cinq se mettent à rire. Eddy se déchaîne.

-Je suis content de vous voir. Au fait Alain : il y a Maurice ton successeur à la Compagnie1 qui est parmi nous. J’espère que tu ne feras pas la gueule.

-T’inquiète ! Je suis bien content d’avoir lâché le morceau. J’en avais marre des pressions.

Eddy, rassuré, s’adresse à sa femme.

-Annie, peux-tu nous mettre le « Schmol » s’il te plaît ?

Annie quitte le groupe aussitôt pour faire chanter Eddy Mitchell sur le lecteur de CD. Hélène, la femme et patronne d’Antoine, rejoint les quatre amis à cet instant. Antoine ne cache pas sa bonne humeur.

-C’est un accélérateur naturel très efficace.

Le groupe s’esclaffe sauf Hélène.

-C’est autorisé ça ?

Eddy se régale.

-Du moment que ça ne se voit pas !

Les rires continuent. A ce moment retentit la voix suave du « Schmol ». Eddy exécute quelques pas de danse, heureux d’entendre son idole. Paulo, nouvel arrivé, l’accompagne en chantant, avant de saluer ses amis.

-Salut les amis ! Je vois que vous êtes en forme. C’est génial ! Moi c’est pareil. Je viens de baiser les Impôts comme ce n’est pas possible. Et en plus c’est tout à fait légal. Ils sont tellement cons avec leurs règles absurdes que tu peux passer au travers si tu prends le temps de comprendre.

Annie revient sur ces entre-faits.

-Eddy, j’ai mis le poisson au jus.

-Super, je te remercie.

8

C’est alors que Zorro fait son irruption sous la véranda. Vêtu de sa cape noire légendaire, d’un superbe feutre noir et d’une cagoule de moto, un grand escogriffe se lance au milieu du groupe une bouteille en guise d’épée à la main. Tout le monde se retourne et se met à chanter le générique du célèbre feuilleton de leur adolescence. Monsieur le Député vient de faire une entrée magistrale. Eddy en profite.

-Et voici le premier Député noir de la circonscription !

Monsieur le Député se ressaisit.

-Ta gueule l’industriel ! Où je t’envoie chez « Monastorio2 ».

Pendant les effusions, Annie a monté le son du « Schmol ». Madame l’épouse du Député reste au milieu de la pièce, les bras entourant un gros bouquet de fleurs.

-Tiens l’industriel ! On m’a dit que tu avais quelque chose à fêter. Je t’ai trouvé un bouquet de ce qui reste des écolos. J’espère que tu apprécieras.

-Merci ma douce ! Si c’est vraiment tout ce qui reste des écolos j’apprécie encore plus.

Jacques, Marie Paule et Maurice, le nouveau Président de la C.C.I., débarquent à cet instant. Jacques lève ses deux bras armés d’une bouteille.

-Bonjour à tous ! Les retardataires vous embrassent. Y a le Notaire qui suit derrière.

Eddy ne peut s’en empêcher quand celui-ci passe la porte.

-Ils sont toujours derrière les corbeaux mais ils sont toujours là.

Le dernier a de la répartie.

-Et tu sais pourquoi ils sont toujours les derniers ? C’est pour voir qui c’est qui sera le plus intéressant à bouffer ?

L’éclat de rire est général. Pendant les accolades et les bises, Eddy s’éclipse un court instant et revient avec quatre bouteilles de Sancerre.

-Elles vous attendaient.

En un éclair, c’est l’émeute sous la véranda. Annie a déjà disposé les verres sur la grande table en teck ainsi que quatre grands pots de pop-corn. Eddy présente la première

9

tournée.

-Bon les amis ! La première est comme d’habitude en l’honneur de tous ces cons qui nous entourent. Et depuis la dernière fois qu’on s’est vus tous ensemble ils sont encore plus nombreux. On dirait que la crise les fait sortir du bois. Nous les Enragés, on les emmerde.

L’enthousiasme est général. Eddy en profite pour s’éclipser quelques secondes et revenir coiffé du masque de latex du « Grand Charles ». Aussitôt le groupe s’énerve, se jette sur le pop-corn et lui en balance à tout va en criant : « dehors la chienlit ». Eddy est aux anges, lève les bras et ne cherche pas à se protéger des projectiles. Annie en profite pour remplir les « canons ». Eddy salue ses amis et quitte la véranda sous le brouhaha. Quand il revient quelques minutes plus tard, débarrassé de son masque, il est accueilli sous les applaudissements. Le rite est encore vivant. Monsieur le Député lève son verre.

-Merci Eddy ! Encore une qu’ils n’auront pas !

Tout le groupe approuve. Eddy lève son verre à son tour et proclame.

-Mes amis, la suivante est exceptionnelle : je vous informe solennellement que j’ai vendu ma boîte. Ce sont des Belges qui prennent le relais. Je n’ai trouvé aucun Français qui avait envie de bosser dans mon turbin.

Jacques l’interpelle.

-Cà, c’est une nouvelle. On est tous contents pour toi et au moins tu vas pouvoir glander et arrêter de te casser le cul comme tu le fais depuis si longtemps.

Eddy balaie l’espace devant lui de son bras tendu, énigmatique.

-Non, je ne vais pas glander. Je vais m’occuper à faire chier le monde.

Alain Morand lui pose la main sur l’épaule.

-Dis-nous, on veut savoir !

Eddy et Annie font patienter l’auditoire en resservant les verres.

10

Eddy prend l’air malicieux et, une bouteille à la main, balance à son auditoire.

-Je vais faire de la politique. Il y a des élections à la pelle dans deux ans. Je vais foutre le bordel. Si je ne suis pas élu, je m’en fous. Je vais m’éclater.

Jacques trépigne.

-Dis-nous en un peu plus ? Tu dois bien avoir une idée de ce que tu vas faire ?

Eddy est aux anges.

-Je crée un parti qui a pour mot d’ordre d’interdire d’inter-dire. Cela ne vous rappelle rien ? Je cherche d’ailleurs des disciples. Tiens Jacques, viens avec moi et ne t’inquiète pas : c’est moi qui rince.

Jacques restant stoïque son verre vide à la main, c’est le Notaire qui prend la parole.

-Enfin il se passe quelque chose par ici. J’en ai tellement marre de tous ces croque-morts sans vergogne qui nous bouffent sur le dos. Eddy, je suis avec toi. Mais pas officiellement parce que sinon je ferme la baraque.

Eddy termine les flacons dans les verres vides.

-Merci Juju ! Ton aide sera bien utile. Je n’oublie pas que tu es un homme de droit. Et en même temps : que mon premier renfort soit un officier de l’Etat me convient parfaitement. Ca vaut bien quelques nouveaux flacons.

Monsieur le Député monte au créneau pendant qu’Eddy actionne le sommelier.

-Je sens qu’on va bien se marrer !

Madame Morand n’est pas du même avis. S’adressant à Annie :

-Au lieu d’être tranquilles, à faire ce que vous voulez, vous allez vous embêter avec ça. J’ai du mal à comprendre.

Annie lui répond.

-L’idée me plaît depuis le début. Et je peux te dire qu’Eddy prépare bien son histoire. En fait on va enfin pouvoir dire et faire des choses pour lesquelles on se retient depuis longtemps à cause de nos boulots.

11

Marie Paule est séduite.

-On vous soutiendra, nous aussi. Et on vous donnera des coups de main si vous en avez besoin. Jacques tourne en rond depuis un moment et moi j’ai envie de m’investir.

Antoine Durand se jette alors.

-Dès qu’Hélène aura vendu aux Chinois je viens avec vous. En attendant je donnerai des coups de main discrètement.

Madame Durand prend la mouche.

-C’est pas demain la veille qu’on vendra aux Chinois.

Tous éclatent de rire. Eddy est écarlate.

-Merci les amis, merci ! Je vois que l’esprit de 68 ne vous a pas quittés. Il faut qu’on dise enfin ce qu’on a à dire  avant de quitter cette terre. Je vous propose de passer à table, il y a de très bonnes choses qui vous attendent.

Paulo retient le bras d’Eddy.

-Attends Eddy ! Je voudrais dire que je suis content pour toi, pour vous deux. Et que je ferais mon possible pour vous aider.

Ces paroles positives entraînent le groupe vers le repas.

12

CHAPITRE 2

2011 : les générations sont réunies autour de la retraite

13

   C’est l’heure du petit pétard pour Dany. Affalé dans son rocking-chair sous sa véranda, portes ouvertes, emmitouflé dans son caban, il apprécie tout en scrutant la nature qui jouxte le jardin. Il n’habite cette maison que depuis quelques mois mais il s’y sent bien. C’est Yvette, sa grand-mère, qui est intervenue auprès des propriétaires pour qu’ils la lui louent. Située à cinq cent mètres de l’Assemblée, cette demeure de l’ancien garde forestier est bénie des dieux. Vaste, en bon état, elle accueille toute la famille : les enfants ont chacun leur chambre et la surface permet de vivre séparément. Le bus qui dessert Orléans s’’arrête devant : l’idéal pour les lycéens. Quant à Dany, il peut aller à son travail à pied : le bonheur.

Ce soir, Dany est éreinté : une jument a mis bât et deux étalons ont fait leur entrée à l’écurie. Un travail physique, minutieux que Dany effectue avec plaisir. Emilie, la gouvernante de l’Assemblée, a eu la bonne idée de lui proposer un dîner pour qu’il puisse se reposer dès son arrivée chez lui. Entre Emilie et Dany est née une profonde amitié au fil du temps, sans doute parce qu’Emilie a retrouvé chez Dany le même attachement pour les chevaux qu’elle appréciait chez oncle Paul. La disparition du maître des lieux, il y bientôt un an, a considérablement bouleversé Emilie tant elle croyait en la sincérité et au dévouement de l’homme. La présence de Dany, son engagement et la venue fréquente de ses enfants sont d’un grand réconfort pour elle, qui s’attache à tenir la maison dans le meilleur état possible. C’est ce qu’oncle Paul aurait voulu, elle le lui doit bien.

Dany a terminé sa « récupération ». Il se lève, ferme la porte-fenêtre, enlève son caban et entre dans la demeure. Kevin vient vers lui.

-Dis Dany, tu sais ce que c’est que la loi LOPPSI 2 ?

Dany se statufie, regarde Kevin et dit simplement.

-Non, c’est quoi ça ? Viens au salon m’expliquer !

Dany et Kevin sont confortablement assis dans les fauteuils. Kevin explique.

14

-C’est une nouvelle loi censée réduire la délinquance sur le web, qui en fait renforce le contrôle de la toile et donc réduit nos libertés.

Dany s’étonne.

-Et ça a pu être voté ça ? Ils sont cons ou quoi ?

Kevin continue à expliquer.

-En fait, comme souvent, ils ont magouillé ça entre eux et ont donné peu d’infos. Résultat : on se retrouve avec un flingue sur la tempe.

Dany réagit.

-Ne panique pas ! Parles-en à l’école et fais passer l’info sur ton blog. De mon côté je transmets la news à Eddy, le copain de Jacques. Celui qui l’a entraîné dans la politique. C’est quelque chose de trop important pour qu’on l’oublie. Ah : sur ton blog ne rentre pas dans le lard ! Dis les choses clairement. Je n’ai pas envie de voir les treillis noirs arriver.

Kevin est ravi.

-Merci Dany, c’est cool.

Kevin est à peine sorti du salon que Sue Ellen fait son apparition.

-Dany, je peux te parler ?

Devant l’accueil positif de son père, Sue Ellen s’assoit à la place de Kevin.

-Je préfère te dire que j’ai un copain. J’ai laissé mes amis derrière moi en venant ici. C’est sympa à Voltaire mais je ne connais personne. Nous ne sommes que quatre nouveaux en cours, tous les autres étaient là l’année dernière. Le début d’année a été difficile mais je n’ai pas voulu t’embêter avec ça. Maman m’a aidée mais elle est en Australie depuis janvier. Alors avec Cyril, c’est mon copain, on s’est rapprochés. Ne t’inquiète pas, on n’est pas en train de fonder une famille.

Dany accuse le coup mais joue le grand-frère.

-Je suis content que tu m’en parles. Je suis désolé d’avoir été aussi pris depuis six mois, ça va aller mieux maintenant. Je ne savais pas que Lucy était partie en Australie. Ecoute,

15

je te fais confiance. Mais si tu as besoin de moi, n’hésite pas !

Sue Ellen est rassurée. Elle se lève, embrasse son père et regagne sa chambre. Dany reste prostré dans son fauteuil, comme si le temps lui avait pris quelques années d’un coup. Il se promet qu’il va se préoccuper de ses enfants dès demain. Ils sont presque des adultes et ont besoin de lui. Il est encore dans sa réflexion, que l’on frappe à la porte ouverte du salon. C’est Bruce qui entre.

-Dany, t’as deux minutes pour moi ?

Dany désigne le fauteuil en face de lui.

-Bien sûr, Bruce, viens !

Bruce se laisse tomber dans le cuir et sourit.

-Dany, je ne sais pas si c’est le moment. Mais je voudrais te dire que j’ai moyen de faire la saison sur le marché cette année. J’ai un copain manouche au lycée qui m’a proposé de venir bosser avec lui cet été de la fin des cours jusqu’à la rentrée. Son père et sa mère vendent des fringues qui viennent de Thaïlande.

Dany lève les bras.

-C’est bien ! Si ça te plaît moi je suis d’accord.

Bruce est content.

-C’est cool ! Je bosserai tous les jours. Ils me récupèrent tous les matins ici et me ramènent dans l’après-midi.

Dany se ravise.

-Tous les jours ? Et tu es salarié ou quoi ?

Bruce sourit.

-Non, c’est au black. Il ne faut pas en parler.

Dany souffle.

-Tu es conscient que s’il y a problème, c’est pour notre pomme ?

Bruce est contrarié.

-Oui je sais. Mais ça me plaît. S’il y a un contrôle je me planquerai.

Dany hésite un instant.

-Bon d’accord. Mais j’émets une condition : je veux avoir

16

leur identité à ces gens. Nom, adresse, téléphone, etc… Je ne veux pas être pris au dépourvu s’il se passe quelque chose.

Bruce est satisfait.

-Ok, je m’en occupe. Merci Dany !

Bruce se lève et rejoint ses « quartiers ». Dany se cale dans son fauteuil et souffle un grand coup. C’est vrai qu’ils ont grandi les petits. Et il faut les aider. Lui n’a pas eu droit à cette chance avec ses parents soixante-huitards. D’autant que sa nouvelle vie avec les chevaux lui plaît énormément. Il ne regrette pas le C.H.U. et ses réunions syndicales à n’en plus finir. Ses parents ont du mal à accepter sa reconversion parce qu’ils n’ont plus d’emprise sur lui. Il se rend pourtant bien compte que les problèmes omniprésents de la Société, que lui ont imposés ses parents, ils les retrouvent maintenant chez ses enfants au travers de leurs soucis quotidiens. Il ne veut cependant pas devenir un Jacques bis. Tant pis pour les parents qui perdent un de leurs sbires. Lui, il doit aider les petits et non les étouffer.

17

CHAPITRE 3

2011 : la première génération 68 passe à l’offensive

18

…Quand Jacques et Marie Paule arrivent en vue des bâtiments de la ferme, un chien traverse en courant le chemin de terre les obligeant à s’arrêter. Tous deux orientent leurs yeux vers la gauche, se regardent un court instant comme pour s’accorder et prendre la décision ensemble. Jacques agrippe le volant et engage son véhicule dans la cour. Leur hôte les attend devant la grange une pelle entre les mains. Dès qu’il les voit, il dépose son outil contre le mur et vient les accueillir. Jacques et Marie Paule, dans un bel ensemble, sortent de leur véhicule et vont vers leur hôte. Celui-ci est jovial.

-Bonjour. Soyez les bienvenus. Vous n’avez pas eu de mal à trouver ?

Pendant les poignées de main Marie Paule lui répond.

-Non. C’est même très simple depuis la départementale. Et puis c’est bien indiqué. Nous sommes Jacques et Marie Paule.

Leur hôte, habillé « comme à la ville », est un grand gaillard sympathique.

-Et moi je suis Roger. La SAFER4 a bien fait son boulot. Je suis content de vous accueillir. On peut faire un tour de l’exploitation avant d’aller discuter dans la maison. Vous verrez que tout est nickel ici. Ma femme et moi, on a toujours fait notre possible pour garder en état. Même s’il y a des jours où on n’avait plus envie.

Jacques et Marie Paule attendent de voir l’endroit. Pour le moment, ils ne sont pas très bavards. Roger commence alors la visite tout en parlant.

-Ici on a neuf hectares. Les bâtiments et les deux maisons ça représente 2000 m2 environ. La deuxième maison vous la voyez là-bas près du bois. C’est ma belle-mère qui y habite. Si vous prenez il faudra faire avec. Elle n’a pas l’intention de partir. On passera la voir tout à l’heure.

Pendant près d’une demi-heure Roger et ses invités font le tour du propriétaire. Roger est très précis dans ses explications. Jacques et Marie Paule sont peu loquaces. Les instal

19

installations sont en effet en bon état. Arrivés près de la maison de la belle-mère, celle-ci sort de chez elle. Le personnage est encore bien solide malgré son âge. Sa blouse est cependant là pour rappeler sa génération. Elle les salue.

-Bonjour à vous deux. Je suis Marie Louise. Mon mari et moi avons acheté ici en 46, juste après la guerre. Roger a dû vous raconter. On faisait de l’élevage. Eux aussi, ils ont raison d’arrêter. Moi par contre je ne suis pas à vendre. Il a dû vous dire. Bon je vous laisse. Passez me voir si vous voulez, après.

Jacques et Marie Paule prennent congé et poursuivent le parcours imposé par Roger. Celui-ci fait un détour par la prairie près du ruisseau puis les convie chez lui pour « parler ».

Assis dans le canapé d’un ravissant petit salon Jacques et Marie Paule regardent leur hôte s’affairer pour leur offrir café et petits gâteaux. Une fois installé en face d’eux il reprend son « affaire ».

-Vous ne verrez pas ma femme, elle finit à 5 heures et demi. Elle travaille à la Mairie. Tenez : servez-vous ! Dites-moi un peu ce que vous voulez faire ici. Et dites-moi si ça vous a plu ce que vous avez vu.

C’est Marie Paule qui se dévoue.

-Excusez-nous si l’on n’a pas beaucoup parlé depuis notre arrivée ! En fait, pendant vos explications, on essayait d’imaginer si notre projet est faisable ici. On va d’abord se présenter. Jacques et moi-même sommes à la retraite. Jacques était juriste puis directeur dans une entreprise de négoce. Il a beaucoup travaillé dans le milieu agricole. Quant à moi, j’étais dans l’administration, dans le social. Nous cherchons un endroit pour faire de l’élevage et fabriquer des produits laitiers bio. On n’habitera pas sur place et on ne sera pas tous seuls à travailler.

Roger ouvre de grands yeux.

-Je ne pensais pas que c’était pour vous que vous cherchiez une exploitation. A votre place, je profiterais bien de

20

ma retraite. Est-ce que vous savez ce que c’est comme boulot de faire ce que vous dites ?

Marie Paule prend une pose apaisante.

-Oui. Ca peut paraître dingue le projet. Mais tout a été réfléchi. Rassurez-vous on n’est pas des zozos écolos qui se mettent à la culture bio par idéologie. On sait exactement ce qu’on fait et on a les financements pour le faire.

Roger n’est pas convaincu.

-Nous avons décidé de quitter l’exploitation avec ma femme parce que nous perdons de l’argent. Le métier est foutu et cela nous mine. Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas nous permettre de nous faire avoir avec la vente de l’exploitation. Sans cet argent on est morts. Encore plus que maintenant.

Jacques intervient cette fois.

-Nous connaissons la situation de l’agriculture en France. Nous savons que l’élevage va mal. Nous sommes désolés pour vous que vous soyez obligés de quitter. Nous n’allons pas vous planter. Si Marie Paule dit qu’il y a les financements c’est que c’est le cas. Je comprends que vous soyez sceptique. Nous allons mener ça comme une entreprise pas comme une exploitation agricole.

Roger se prend à douter. Il regarde ses interlocuteurs bizarrement.

-J’ai entendu ce que vous m’avez dit. Mais je reste sceptique. Vous voulez gérer ça comme une entreprise mais ça n’est pas possible. A tout moment vous aurez affaire à ceux qui font et profitent du système : les coopératives, le vétérinaire, la Chambre d’Agriculture, la FDSEA5, le Crédit Agricole, la MSA6, les assurances. Tout ça c’est un monde à part qui vous contrôle et vous empêche de faire ce que vous voulez. Même avec l’appui du maître du monde vous devrez plier, comme nous tous.

Jacques reste serein.

-Nous savons comment ça se passe. Mais nous ne voulons adhérer à rien. Il faudra passer par la MSA mais pour le res-

21

te on se débrouille.

Roger sourit en remuant la tête.

-La MSA va s’arranger pour que vous ne sortiez pas du système. Tout ça, c’est du business qui vous dépasse. Ce n’est pas leur intérêt que vous réussissiez sans eux. Ils vivent parce qu’ils prennent du pognon à tous les producteurs. Déjà vous êtes en contact avec la SAFER. C’est le début de la mafia.

Marie Paule se penche et prend le bras de Roger posé sur la table du salon.

-On a tout analysé avant de nous y mettre. Le bétail nous le louons. Le suivi sanitaire c’est un de nos amis qui s’en occupe. La production on s’en occupe. La transformation est faite sur place. La vente on la fait nous-mêmes.

Roger ne dégage pas son bras : il est hypnotisé.

-Je suis impressionné. Vous savez quoi : on va faire affaire et je vais vous aider dans votre entreprise. Maintenant, dites-moi ce que vous avez pensé de mes installations ? Ca vous va ou pas ?

Marie Paule se cale dans son canapé.

-Globalement ça me plaît. C’est ce qu’on cherche. Et l’endroit est sympa.

Jacques continue.

-Mais il va falloir étudier ça. On va revenir vers vous rapidement. Entre-temps on vous demande de rester discret sur ce qu’on vous a dit.

Roger est aux anges.

-Ne vous inquiétez pas ! Ca me plaît bien votre truc. Ah au fait ne vous sentez pas obligés d’aller voir la belle-mère ! Je lui dirais que vous étiez pressés. Mais à l’avenir, pensez à aller la voir. Il vaut mieux qu’elle roule avec vous. Ce n’est pas une mauvaise personne !

22

CHAPITRE 4

2012 : la nouvelle vie de la première génération 68

23

…En ce premier jour de marché Marie Paule se sent toute petite, place de la République, parmi les commerçants et autres camelots du mercredi. Trois semaines à peine après avoir démarré son activité à la ferme, qu’elle a rebaptisée domaine de Nanterre en référence à son passé estudiantin, elle fait sa première incursion dans le monde du commerce pour présenter à la vente sa production de laits, yaourts et autres fromages blancs. Jacques a bien préparé l’affaire : les documents et les accréditations obligatoires, le C15 Peugeot acheté d’occasion et équipé pour recevoir de l’alimentaire, les informations municipales sur les marchés intéressants du pays de Fontainebleau, les feuillets de présentation publicitaire. Elle sait que tout n’est pas encore parfait malgré la bonne préparation. Le plus stressant a été le tirage au sort du matin en Mairie à 7h30. Il s’agit d’obtenir un numéro – allant jusqu’à 100 – qui lui permet de choisir son emplacement avec le placier. Et à chaque fois sur chaque marché il faut recommencer le rituel. Ce matin elle a eu droit au 49 : un bon numéro intermédiaire selon les habitués du commerce ambulant. Ses voisins d’emplacement sont apparemment des commerçants chevronnés, qui ne lui ont pas jeté le moindre regard. Heureusement que Jacques est là pour monter le parasol et le mobilier tandis que le froid et l’humidité du matin accompagnent sa première expérience. Alors que l’étal est en ordre de marche se présente le premier client.

-Bonjour, jeune fille ! J’ai un restaurant à cent mètres. Je viens voir ce que tu fais. C’est la première fois que je te vois.

Marie Paule se ressaisit et explique à son futur client ce qu’elle produit. Jacques se tient à l’écart et observe la scène. Une fois le restaurateur parti, non sans avoir eu gratuitement quelques échantillons, il revient vers Marie Paule.

-C’était le baptême. Mais tu n’as pas encore dérouillé.

Marie Paule le regarde avec étonnement. Jacques éclate de rire.

24

-Dérouiller c’est faire la première vente du jour.

Marie Paule sourit, étonnée que Jacques connaisse ce genre de détail. Elle se détend rapidement.

-Ca y est on y est ! Ce serait bien que tu analyses mon travail et que tu vois ailleurs si on peut piquer des idées.

Le jour commence à pointer son nez et les premiers clients déambulent. Jacques a déjà plusieurs kilomètres dans les jambes à force de scruter, d’espionner et de comprendre la situation. Il apprécie cette atmosphère commerçante tout en s’attachant à bien accomplir sa mission d’analyste. Il a en effet collecté ici et là des idées à transposer dans l’activité de Marie Paule et a bien identifié les deux concurrents situés à peu de distance de l’emplacement du domaine de Nanterre. Il a remarqué que les fromages représentent une part prépondérante de la vente chez les deux collègues. Un produit dont Marie Paule ne dispose pas encore parce que les premières meules commencent à peine leur affinage. Il a également repéré la présentation soignée dans leur vitrine réfrigérée, qui est un plus pour attirer le chaland. Il a cependant pris soin tout au long de son périple semi-nocturne de ne pas se faire reconnaître dans son identité politique. Revenu aux abords du stand de Marie Paule, il constate avec plaisir que celle-ci a du monde devant elle et que les ventes vont bon train. Elle lui fait un signe de tête positif discret si bien qu’il passe son chemin et va prendre un petit café à l’écart de l’espace commerçant. C’est alors qu’il découvre deux sympathisants du Parti Communiste en pleine distribution de tracts. Il observe la scène confidentiellement et peut entendre les conversations qui en découlent. Une nouvelle fois il vérifie le fossé existant entre la population et les activités politiques, expliquant à la fois l’abstention et les résultats fantaisistes de la plupart des élections. Jacques et Eddy sont d’ailleurs convaincus que leurs tournées des marchés ne leur apportent aucune voix supplémentaire. Pourtant il leur faut être présent pour exister.

La matinée se poursuit sans événement particulier pour nos

25

deux apprentis commerçants. Le démontage et le retour à la ferme se déroulent également sans souci. Arrivés à destination, ils s’attablent pour déguster ce que Jacques a acheté sur le marché, notamment les produits concurrents. Marie Paule est fourbue.

-Je suis crevée ! Mais heureuse et fière de mon premier marché. Je ramène près de trois cent euros. Tout s’est bien passé et j’ai vu que tu as fait l’espion. Je t’ai repéré de loin attablé au bistrot près des « cocos » qui vendaient leur marchandise.

Jacques a de l’appétit.

-Hum qu’est-ce que c’est bon cette volaille ! Alors donc tu me voyais faire l’espion ! Je vais prendre un peu de temps pour mettre sur le papier ce que j’ai vu et entendu pendant que c’est frais. On fera le tri après. Je pense comme toi qu’on n’était pas ridicule ce matin. Mais je pense également qu’il y a des choses à améliorer. Comme le montage et le démontage. Je ne serai pas toujours là pour t’aider. Il faut donc que ça soit facile pour toi. Je commence déjà à imaginer des modifications.

Marie Paule est contente.

-Super ! Il va falloir aussi que je programme mon boulot. J’ai besoin de toi pour m’aider là-dedans. Et puis il nous faudra du matériel de bureau.

Jacques termine son morceau de volaille.

-Au fait je ne te l’ai pas dit : Paulo va venir te donner un coup de main pour ça. Et les Morand vont faire les rabatteurs sur les marchés. Quant à Antoine Durand il se propose de jouer les remplaçants si tu as un empêchement. Tu vois : ça s’organise autour de toi.

26